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Chroniques
des dieux et d’Althéa- Dame Jenna
Volume I
Chapitre II
La naissance des Dames
Elridanor. Six cent cinquante-troisième cycle d’Elvokinanthar. Premier jour de l’automne.
Contenant les douleurs qui la lancinaient, la reine tentait de faire abstraction du bruit de sa cour, rassemblée autour d’elle. Trônant à son habitude dans la Salle de la Vérité, elle rendait la justice à son peuple au nom d’Artherk le Juste. Désespérée, elle lançait des regards implorants vers la voûte. Ouverte en son centre sur une coupole de marbre translucide, on y observait le parcours du soleil à travers le ciel. Au zénith, la lumière de l’astre se répandait dans la salle, éblouissant les courtisans et leur révélant les splendeurs des fresques sacrées de la voûte. De couleur ébène sur le stuc enduisant l’or, celles-ci couraient tout le long du mur circulaire
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et ouvragé. L’elfe non-averti, qui entrait par la Porte du Premier, embrasait d’un même regard toute la scène : le trône placé en retrait, la cour habillée en
rildani, l’habit d’apparat des clans, et le tableau de l’histoire du monde qui apparaissait ainsi. Il restait stupéfait devant la finesse des étranges dessins. Au commencement, il observait le Monde sans Vie. A sa dextre, il pouvait apercevoir, avec surprise, un pan de mur entièrement blanc et nu. Face à lui, il s’attardait sur la représentation d’un couple. L’être féminin était sans aucun doute celle qui siégeait en majesté sur le trône
d’adamantite. Quant à l’autre, il n’était pas possible de discerner son visage, trop fortement éclairé à travers la coupole. Cependant, il en ressortait un sentiment de respect pour cet être glorieux. Or c’était bien de cela dont jasait, de façon peu discrète, la cour d’Elridanor, ce jour-là. Et Laewïn le savait bien. Elle écoutait distraitement le représentant de la Guilde des Astronomes, qui demandait réparation à celle des Mages pour utilisation abusive de techniques spécifiques aux Astronomes, prétendait-il. En réalité, elle était absorbée par le souvenir d’une nuit du cycle précédent. Après plus de six siècles d’absence, Il était finalement revenu à Elridanor. Pendant ces siècles, elle avait organisé seule le royaume, avec son peuple. Mais Il avait répondu à l’une de ses prières : qu’elle puisse vaincre sa solitude… A celle
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qu’Il n’avait pas engendrée mais créée, Il se présenta pour qu’elle engendre à nouveau, mais comme une vraie mortelle cette fois-ci. Lorsque la nuit fut achevée et que le soleil allait surgir de l’horizon, Laewïn Lui demanda une ultime faveur : « Par la nuit noire qui nous a accompagnés, fais que l’enfant que je porte désormais soit double. » Souriant dans sa gloire, Artherk acquiesça : « De toi, Ame des Elfes, ce peuple dira que tu fus une mère heureuse, car deux enfants sortiront de ton sein, ce qui n’arrivera à aucune autre elfe, être peu fécond par nature. » Laewïn se prosterna devant son seigneur qui disparut en la bénissant. « Mais que de douleurs aujourd’hui », soupirait-elle, « si je… »
« Nous demandons donc que les mages nous versent un dédommagement de mille myriades de thirmes d’or » conclut l’astronome, achevant son tortueux réquisitoire et tirant brutalement la Reine de ses pensées vagabondes. A l’annonce d’un chiffre si démesurément exorbitant, la cour fit silence. « Cent quatre-vingt-dix cycles de rentes ! » s’exclama un jeune elfe de belle prestance et portant déjà l’anneau sigillaire qui le désignait chef de son clan. « Le prix des propriétés de trois clans mineurs de la Cité ! »
s’écria une elfe aux cheveux longuement tressés en nattes souples et légères qu’elle balançait amplement sous le coup de l’indignation. Restant silencieuse devant une telle effronterie, la reine jeta un regard à la clepsydre placée vers
son
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sceptre. Elle se demandait de combien le Haut Prêtre allait encore tarder, avant de venir la délivrer de sa charge qui l’épuisait, dans l’état de faiblesse que lui causait déjà sa grossesse à terme.
Les lourds battants ciselés de chimères d’argent et de bronze s’ouvrirent enfin. Un jeune page, âgé au plus de soixante cycles, s’avança de quelques pas et annonça : « Son Excellence
Talandriel, Haut Prêtre d’Artherk. » Entra un elfe d’âge mûr, en toge blanche, aux longs cheveux blancs ondulant sur ses épaules. Sur son visage, une expression impénétrable restait affichée, inspirant le respect. Toutefois, un sourire brillait dans ses yeux d’un vert tendre. Cette malice, Laewïn la perçut avec joie : enfin, allait-elle être libérée de ses douleurs et de l’astronome trop bavard. « Ma reine, il est l’heure », déclara-t-il avec calme. Avec d’infinies précautions, Laewïn se leva et traversa la Salle d’un pas lent mais encore assuré. Les nobles, de part et d’autres du long tapis de soie brodé, s’inclinèrent sur son passage. Accompagnée de trois dames d’honneur, aux visages sereins mais marqués par les cycles, elle franchit la Porte et pénétra dans le Porche des Mortels. Observant la foule rassemblée, elle nota avec un plaisir insigne l’atmosphère qui y régnait. S’avançant sous les acclamations et les louanges, elle dépassa les postes de garde. Elle s’attarda cependant sur les caissons du plafond, où était représentée, par des signes sacrés complexes, la
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nature du mortel, mais qui restait encore un mystère pour les elfes.
Distraitement, Laewïn se remémora la confidence d’une de ses dames le matin même. Celle-ci, qui s’inquiétait de la fatigue de la souveraine, montra son trouble et lorsque sa maîtresse l’interrogea sur la cause : « Ma reine », parvint-elle à énoncer. « C’est à cause de la rumeur… ». « La rumeur ? Une rumeur ? » Surprise par la réponse de la dame d’honneur, elle avait reculé d’un pas. Se tournant vers les autres, elle avait ajouté : « Mesdames, ne vous ai-je jamais enseigné à ne jamais mettre foi dans les rumeurs ? Combien de fois ne m’ont-elles pas mariée à la fortune et aux chefs des clans les plus illustres de la Cité… le clan du Chesne d’Or, si fameux pour ses tours octogonales, ses jardins herbés et ses maîtres au sourire fin, le Clan du Lierre d’Adamantite, pourtant réputé pour sa manière versatile de me soutenir… et même le Clan de la Feuille de Peuplier, noble en effet, mais dernier en préséance, néanmoins. Quel crédit avez-vous donc apporté à une nouvelle rumeur ? » Le silence qui s’était installé ensuite, avait rendu la reine mal à l’aise. Faisant face, à nouveau, à sa tremblante dame toute honteuse et rouge de gêne, elle lui posa la main sur l’épaule et l’encouragea, par un sourire, à continuer de s’expliquer sur cette affaire… qui n’allait pas tarder à la saisir au cœur :
«Lariminedessa, commença la souveraine. Depuis
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notre rencontre lors de ton
rildani-tara, nous avons toujours été franches l’une envers l’autre… comme avec vous toutes… » poursuivit elle, s’adressant aux quatre autres dames d’honneur, qui se tenaient de part et d’autre de la couche royale. Ce lit, magnifiquement sculpté par le Premier, était garni de statuettes chryséléphantines… qui en faisaient une merveille célébrée même chez les
Andregs, dans leurs huttes étroites et crasseuses. Relevant lentement la tête dont le contour particulièrement oblong mettait en valeur les fines oreilles si
elfiques, Lariminedessa repensait, en effet, à sa première rencontre avec la Non-Engendrée. C’était le jour de son quatre-vingt-dixième cycle, le jour si longuement, si impatiemment attendu pour tous les adolescents, le jour où l’on quitte enfin la simple tunique d’enfant pour revêtir le rildani, en présence du clan tout entier, des parrains, des marraines, des invités… de la reine elle-même parfois. Ce jour-là avait été, à son habitude, l’occasion de fêtes splendides chez le clan du Hestre d’Argent, troisième maison majeure d’Elridanor. La rencontre avec la reine avait été une révélation pour la jeune fille qui devenait adulte. Elle avait alors décidé de l’accompagner pour l’aider dans sa tâche de souveraine… et de mère un jour sans doute… Elle avait renoncé à son rang dans la succession du clan, mais elle n’avait jamais regretté son choix. Et aujourd’hui encore, elle ne pouvait que louer la bienfaisance de sa maîtresse. Elle prit donc sur
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elle-même pour raconter à sa reine le détail de cette affaire : « Reine, vous connaissez ma maison », commença-t-elle, prenant appui sur l’imposante commode de bronze qui était placée à droite de la fenêtre, face au lit. Ce meuble, qui contrastait fortement avec le reste de la chambre de la reine, était un présent, fort utile, des Micrènes taciturnes, race qui tentait d’exploiter, convenablement, des mines de fer et de cuivre, mais conservant dans leur esprit, pourtant peu développé, l’ambition de la découverte, la quête du Nouveau Métal. « Reine, vous savez que je ne crois pas aux paroles non fondées. Cependant, je suis très inquiète, en effet. Ecoutez donc ceci, je pense que vous comprendrez… » Les autres dames cessèrent leur agitation nerveuse et regardèrent leur souveraine d’un aire anxieux. Envahie par une étrange sensation, Laewïn tenta de dissiper ce malaise par un léger sourire, afin d’écouter sa suivante. Lareminedessa entonna le douzième mode, le mode elfique de la vision du futur. Puis elle chanta :
La Dame de la Nuit brille pour l’avenir,
La lumière de l’astre jaillit du néant,
La nature divine, répandue pour les elfes
Mortels, en ce jour de sang, prend corps du créé.
De l’ombre surgit la nuit qui s’avance au souffle
Grinçant des démons victorieux. Obscur mystère
Porté par les étoiles, destin fatal tissé
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De la faute du peuple. L’autre Dame se lève,
Sombre clarté, tend la main à l’astre nouveau.
La constellation s’aligne, temps achevés,
Avec la Lune céleste. Eclair sanglant, haine
Triomphante, que foule le Centaure. Les royaumes
S’effondrent sous leurs coups, glas qui résonne, cœur vain
Du peuple elfique agonisant. Courroux divin ?
Arrogance, suffisance, vanité, prétention…
Avertis et pourtant inconscients, ignorants
Des signes de leur perte, ils se condamnent, eux-mêmes.
Le peuple périssant, l’Ame, la Première, succombe.
Art et Misère, préservés de la ruine, par Lui
Rendus divins pour les âges à venir, exemple
Pour l’histoire du monde, rémission là offerte
Aux peuples vivants, au confluent des Mortels.
La voix s’éteignit lentement. Laewïn, qui avait été plongée dans une sombre mélancolie par les paroles du chant, se redressa et contempla ses dames, l’air troublé. Le dernier mot résonnait infiniment dans sa tête, en écho à ses craintes… au confluent des Mortels…
Talandriel, toujours à son bras, s’éclaircit la gorge. Laewïn, se rendant compte qu’elle n’avait pas salué la foule rassemblée sous le porche, voulut réparer cet oubli. Mais elle chancela, glissa, fermement maintenue par le Haut Prêtre et perdit connaissance.
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A peine perçut-elle les cris angoissés des elfes. Sa dernière vision fut, lorsqu’elle
tourna la tête, le sourire en coin de l’astronome, toujours debout devant le trône.
« Mesdames, un peu de silence, je vous prie… » La voix de l’homme resta en suspens… La souveraine, reprenant conscience, reconnut enfin le prêtre. Embrassant la salle où elle était allongée, elle s’aperçut qu’elle se trouvait dans la cellule sacrée du temple d’Artherk. Masquée aux regards du peuple par une épaisse tapisserie qui représentait Elvokinanthar, le Premier au milieu des Elfes, cette cella n’était ouverte qu’au clergé, mais aussi à la reine et à ses dames. C’était, en raison de sa discrétion, le lieu que Talandriel avait choisi, pour la délivrance de la mère, qui reposait pour l’instant sur un lit en noyer clair. Ne parvenant pas à discerner la clepsydre dans l’obscurité, Laewïn demanda au Haut Prêtre l’heure de l’après-midi. Avec un léger sourire qui voilait, pourtant, une grande nervosité, il répondit : « Ma reine, il est Loti Nirta, la première heure de la nuit… mais les étoiles ne brillent pas encore… » ajouta-t-il brièvement. « Cependant, nous devons procéder… » Ne lui donnant pas loisir de s’étonner, il entame la bénédiction rituelle de la mère : « Laewin Agénile, ma Reine, au nom d’Artherk notre dieu, puissiez-vous être guérie des souffrances qui vous blessent. Que la Vérité de la vie, que vous donnez à nouveau en ce jour, paraisse au monde, comme signe de la gloire du
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Premier ! Qu’Il protège cette vie. » Après un temps de recueillement contemplatif, il envoya les suivantes chercher les herbes nécessaires. Considérant la reine épuisée, il se demanda pourquoi il ne sentait pas une pleine joie en son cœur, aujourd’hui, joue de fête pour tous les elfes… Les dames revinrent enfin, apportant plantes et essences pour faciliter la délivrance.
Lariminedessa entra la dernière. Elle n’osait pas observer le travail de sa souveraine, mais entendait ses plaintes. Gardant, à travers les interstices de la tapisserie,
les yeux fixés sur l’immense statue du dieu, en or et en ivoire marbré, elle resta ainsi prostrée durant les deux premières heures, n’écoutant que le bruit régulier des gouttes de la clepsydre. Dans ce temple vide, les cris résonnaient sur les parois, lui blessant les oreilles et l’esprit. Au moment où parut la tête, elle n’y tint plus, et se précipita sur le parvis de l’édifice. Là, elle resta stupéfaite.
La foule pourtant bruyante habituellement, était rassemblée entre les jardins du Palais et le temple. Les elfes, sans mot dire, avaient tourné leur tête vers le ciel obscur, mystérieusement sans étoiles. Alors une lumière pointa à l’horizon, une boule blanchâtre qui pulsa, en grossissant, avant de gravir lentement le chemin qui conduit au zénith. La foule, hésitante entre incompréhension et frayeur, ne soufflait mot, absorbée par le secret événement. Lorsque Lariminedessa parvient à détacher son
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regard de la voûte céleste, la boule était à son zénith. Elle venait d’entendre un bruit de pas dans son dos. Le cœur battant, elle se retourna et aperçut, éclairée par la faible lueur nouvelle, le Haut Prêtre qui s’avançait, tenant un nouveau né dans ses bras, un être qui le fixait sans s’agiter, avec un air intelligent qui fit froid à la suivante dans cette nuit inconnue.
Talandriel, sans lever les yeux, présenta l’enfant au peuple, qui finit par baisser le regard. Une odeur d’encens, qui s’élevait du temple, envahit l’air au-dessus des jardins. La foule silencieuse accueillit la nouvelle venue, des bras du prêtre. « Peuple
d’Elridanor, peuple de la Cité d’Or, des Elfes d’Althéadissana, voici la fille du Premier et de la Première, la fille du dieu et de ta reine : Sélène, qui naît dans cette nuit obscure, devant l’astre nouveau que vous contemplez. » Le prêtre se tut alors, et nota, dans un sourire, le croissant que dessinait la lumière sur le front de l’enfant, marque de la reconnaissance divine.
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